RIE III : les enjeux pour les communes vaudoises - Octobre 2015
Avec l'adoption par le Grand Conseil vaudois, le 6 octobre 2015, de la motion pour une "Compensation des pertes fiscales sur les impôts des personnes morales pour les communes en 2017-2018", le Conseil d'Etat doit revoir quelque peu sa stratégie de mise en œuvre anticipée de la 3ème réforme sur les impôts des entreprises (RIE III). Comme elles l'ont annoncé, les communes ne s'opposent pas à une telle réforme, mais demandent une compensation cantonale aujourd'hui évaluée à CHF 25.6 mios, afin de se prémunir des diminutions des recettes fiscales engendrées par la baisse du taux d'imposition du bénéfice en 2017 déjà. Pour comprendre les motifs et les conséquences d'une telle motion, il est nécessaire de bien identifier les enjeux liés à la RIE III en matière de finances publiques.
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RIE III : un changement structurel profond
Suite aux pressions internationales relatives à l'imposition privilégiée qu'accorde la Suisse sur les revenus réalisés à l'étranger par quelques types de société, la Confédération a souhaité rétablir une certaine acceptation internationale en supprimant les différents régimes fiscaux spéciaux proposés par les cantons. Basée sur une législation d'harmonisation fédérale dès 2019, la réforme doit également permettre de maintenir une charge fiscale compétitive pour les entreprises et sauvegarder le rendement financier de l'impôt sur le bénéfice pour la Confédération, les cantons et les communes. Pour atteindre ces objectifs, la Confédération a mis en place une stratégie qui repose sur deux axes principaux : des nouvelles réglementations correspondant aux normes internationales et l'abaissement des taux cantonaux de l'impôt sur le bénéfice. D'autres mesures favorisant l'imposition systématique des entreprises viennent également compléter et renforcer cette stratégie.
Les régimes spéciaux, qui pour la plupart traitent de façon différenciée les revenus de source suisse et les revenus de source étrangère pour le calcul de l'impôt sur le bénéfice, s'appliquent actuellement aux sociétés au statut de holding, de domicile et mixte. En les supprimant, la RIE III généralise le régime "ordinaire" pour la détermination de l'impôt sur le bénéfice : les entreprises aujourd'hui sous régime fiscal spécial vont devoir payer davantage d'impôts.
Régime fiscal : il s'agit d'un ensemble de règles qui régissent le mode de taxation des entreprises. C'est essentiellement l'activité principale de la société qui constitue le facteur déterminant du statut fiscal et donc de son mode de taxation. Par exemple, une société qui exerce principalement des activités commerciales en Suisse est sous régime fiscal "ordinaire".
Pour diminuer l'impact lié au différentiel d'impôt entre l'avant et l'après réforme, mais également pour rester concurrentiel par rapport aux pays européens et aux autres cantons, ces derniers ont la possibilité de diminuer le taux légal d'imposition du bénéfice. Dans le canton de Vaud, ce taux est actuellement de 8.5% et sera abaissé à 3.33% en 2019 : les sociétés aux statuts spéciaux vont payer davantage d'impôts, mais moins que prévus dans le cas d'une suppression des régimes fiscaux uniquement. Par contre, les sociétés actuellement sous régime ordinaire bénéficieront d'une baisse d'impôts substantielle.
Sociétés holding, de domicile ou mixtes : dans le canton de Vaud, les sociétés qui appartiennent à ces statuts fiscaux bénéficient d'allégements fiscaux sur l'impôt cantonal et communal sur le bénéfice, par le biais d'exonération totale (comme les holdings, art. 108 de la Loi du 4 juillet 2000 sur les impôts directs cantonaux (LI)) ou par des déductions substantielles.
Les enjeux économiques de la RIE III
Les différentes études destinées à évaluer les impacts d'une telle réforme montrent qu'il s'agit d'un changement structurel profond. Malgré la grande incertitude face aux différentes hypothèses et données utilisées afin d'évaluer l'environnement économique à l'horizon 2019 (mais également quelques divergences d'opinion sur ce sujet), nous pouvons relever qu'une simple abolition des régimes fiscaux spéciaux (sans adaptation du taux d'imposition) aurait pour conséquence d'augmenter fortement la charge fiscale sur des entreprises relativement "mobiles" et ainsi favoriser leur délocalisation vers des cieux plus cléments. Dès lors, ce scénario aurait pour conséquence de perturber fortement le paysage économique et financier suisse et vaudois, en particulier en termes de finances publiques.
En couplant une diminution du taux d'imposition à la suppression des statuts spéciaux, le choc fiscal pour les entreprises actuellement sous régime spécial est réduit et une partie de la substance fiscale est conservée pour les collectivités publiques. Les conséquences économiques évoquées dans l'encadré ci-dessous sont ainsi atténuées de manière significative.
Conséquences économiques envisagées par la suppression des régimes fiscaux spéciaux (sans modification du taux d'imposition)
- une diminution des recettes fiscales liées à l'impôt sur le bénéfice, suite au départ des entreprises bénéficiant actuellement d'un statut fiscal spécial ;
- une diminution des recettes fiscales liées à l'impôt sur le revenu des employés des entreprises bénéficiant actuellement d'un statut fiscal spécial qui délocaliseraient ;
- une diminution des recettes fiscales liées à l'impôt sur le bénéfice et à l'impôt sur le revenu, respectivement des entreprises et employés évoluant dans une activité de "support" aux entreprises bénéficiant actuellement d'un statut fiscal spécial ;
- une augmentation des dépenses sociales de l'Etat et des collectivités publiques liées à la diminution des revenus des employés précités (b et c) ;
- des effets sur l'économie dans son ensemble, notamment sur l'innovation, l'investissement, etc.
En ce qui concerne les sociétés sous régime ordinaire, la baisse du taux d'imposition implique une augmentation des moyens financiers à disposition, après déduction de l'impôt sur le bénéfice, et mobilisables pour un autre usage (investissements, recherche & développement, etc.). Mais ceci suppose également une baisse importante des rendements fiscaux de l'impôt sur le bénéfice pour le canton et les communes.
Très concrètement, et selon les chiffres du CREA (Centre de recherches économiques appliquées), les sociétés mixtes à statut particulier uniquement (sans les holdings) sont au nombre de 218 dans le canton de Vaud (données de 2011). En tenant compte de l'ensemble des effets sur l'économie (voir encadré ci-dessus) du canton de Vaud, ces sociétés généreraient directement (b) ou indirectement (c) environ 25'000 emplois, CHF 5'078 mios de valeur ajoutée et CHF 311 mios de recettes fiscales (a et b). En ne tenant pas compte des effets sur l'économie et les coûts sociaux (d et e), la diminution des recettes (a, b et c) est estimée entre CHF 520 et 620 mios. Pour les communes vaudoises, la diminution des recettes fiscales des personnes morales uniquement est estimée à CHF 116.5 mios par an : l'augmentation des recettes dues à la suppression de la plupart des régimes fiscaux spéciaux (CHF +16 mios) ne compense pas la diminution des recettes liée à l'abaissement du taux d'imposition (CHF -132.5 mios).
Afin d'atténuer les impacts négatifs de la réforme sur les collectivités publiques, la Confédération propose des mesures compensatoires avec l'augmentation de la quote-part cantonale à l'impôt fédéral direct (IFD) de 17% à 20.5%. Cette redistribution d'une partie de l'IFD représente CHF 1 mrd pour l'ensemble des cantons (certains cantons, dont Vaud, demandent une répartition représentant 21.2%, soit CHF 1.2 mrd). Selon les estimations actuelles, cette compensation (augmentation de 3.5%) s'élève à CHF 108 mios pour le canton de Vaud et serait répartie entre l'Etat et les communes selon une clé de répartition calculée sur la base de la proportion du rendement de l'impôt sur le bénéfice. Pour les communes, cette proportion représente 31.33%, soit CHF 33.8 mios en guise de compensation. Les négociations entre l'Etat et les communes devront encore définir si cette répartition est figée ou réévaluée périodiquement en fonction de la proportion canton/communes et du rendement de l'IFD.
En technique : pour les collectivités locales, le calcul du rendement de l'impôt sur le bénéfice s'articule de la manière suivante. L'élément économique constituant la base imposable, ou l'assiette de l'impôt, est le bénéfice des sociétés. A cette base, il est généralement possible de soustraire des déductions, il s'agit d'ajustements de la base (en -). C'est le même principe que celui appliqué à l'impôt sur le revenu : des déductions (organiques, générales, etc.) sont soustraites au revenu (base), afin d'obtenir la "base imposable". Dans le cas du bénéfice, lorsque cet ajustement devient très important, on parle de "niche fiscale" pour les sociétés. Sans entrer davantage dans les détails, la suppression des régimes fiscaux spéciaux modifie la base imposable, à savoir la matière qui va servir au calcul de l'impôt.
Cette base imposable est multipliée par le taux légal d'imposition de 8.5% (art. 105 LI) dans le cas de l'impôt sur le bénéfice sous le régime ordinaire (dans le cas de l'impôt sur le revenu, il s'agit d'un barème de taux selon la classe de revenu). Le résultat est multiplié par le coefficient annuel cantonal, actuellement à 154.5% (art. 2 Loi du 7 octobre 2014 sur l'impôt 2015). Pour les communes, un second coefficient s'ajoute encore au calcul, appelé le taux communal ou le centime de l'impôt cantonal. Dans le cas de la mise en œuvre de la RIE III dans le canton de Vaud, la modification de la base imposable en 2019 est couplée à une diminution du taux légal d'imposition à 3.33%. Ce taux a été déterminé de telle façon que l'ensemble des prélèvements obligatoires relatifs à l'impôt sur le bénéfice (Confédération, canton et communes (coefficient à 154.5% pour le canton et 70.5% pour le niveau communal, soit 225% au total) ne dépassent pas 16% du résultat d'une entreprise avant la déduction de l'impôt (taux brut, contre 28.75% actuellement) ou 13.79% après la déduction de l'impôt (taux net, contre 22.33% actuellement).
Enfin, un enjeu supplémentaire, qui fait l'objet de la motion mentionnée en introduction, est l'anticipation de la RIE III souhaitée par le canton de Vaud. En effet, le Conseil d'Etat a proposé une réduction du taux d'imposition du bénéfice de 8.5% à 8% en 2017 déjà, afin de diminuer l'incertitude fiscale actuelle des entreprises. Cette imprévisibilité, qui en réalité n'en est plus une puisque le projet de réforme a été présenté devant le Grand Conseil, pourrait avoir des conséquences néfastes pour les sociétés principalement concernées. Cette mesure, décidée unilatéralement par l'Etat, représente une perte fiscale à hauteur de CHF 12.8 mios par année pour l'ensemble des communes.
Quels impacts pour les communes ?
Comme nous l'avons déjà évoqué, la diminution directe des recettes fiscales des communes est estimée à CHF 116.5 mios (selon des données de 2012). Elle n'est toutefois pas uniformément répartie puisqu'elle dépend en partie de la modification de la base imposable de l'impôt sur le bénéfice. Selon les estimations actuelles (à considérer avec une certaine retenue étant donné l'horizon temporel), toutes les communes (sauf une) verront leurs recettes diminuer. Pour la grande majorité des communes (~250), la baisse du rendement de l'impôt sur le bénéfice représentera moins de 5% de leurs recettes fiscales totales (celles prises en compte dans la péréquation). Il apparaît également qu'un nombre restreint de communes devra faire face à une baisse allant jusqu'à plus de 30% de leurs recettes fiscales totales.
Sans revisiter les théories de finances publiques, l'équilibre (budgétaire) du compte de fonctionnement est l'un des principes essentiels pour une saine gestion du ménage communal (et cantonal). Par conséquent, toute diminution des recettes fiscales des personnes morales implique une diminution des charges et/ou une augmentation d'autres recettes "fiscales". Nous précisons ici "fiscales" partant du principe que la majorité des taxes sont affectées à des tâches particulières comme l'épuration des eaux usées ou le traitement des ordures ménagères. Elles ne peuvent être augmentées au-delà du nécessaire à l'autofinancement (pollueur/payeur ; utilisateur/payeur), ni être utilisées pour un autre usage. En ce qui concerne les autres recettes, elles sont marginales pour la plupart des communes. Alors, comment les communes vont-elles compenser ces diminutions de recettes, sachant notamment qu'une augmentation des charges liées à l'accueil de jour des enfants interviendra simultanément ? Il s'agit là d'un des enjeux majeurs de cette réforme en termes de finances publiques.
La RIE III est véritablement un changement structurel profond, car elle modifie l'environnement fiscal des entreprises, mais également la composition des ressources financières des communes. En définissant de nouvelles règles, cette réforme redistribue les cartes en mains des communes vaudoises : il faut l'accepter. Comment accompagner le changement, en regardant vers l'avenir et sans figer le passé ? Vous aurez peut être constaté que l'on ne parle pas ici de "pertes" mais de "diminutions" des recettes fiscales : cela invite davantage à une meilleure transition.
Un fonds de compensation pour 2017-2018 et mesures compensatoires dès 2019
Avec la motion pour une "Compensation des pertes fiscales sur les impôts des personnes morales pour les communes en 2017-2018", le Grand conseil vaudois demande que le Conseil d'Etat respecte ses engagements à l'égard des communes : les mesures d'anticipation de la RIE III ne devaient avoir aucune conséquence fiscale pour les communes. Pour ce faire, les motionnaires demandent la création d'un fonds au bilan de l'Etat de Vaud visant à compenser les pertes fiscales subies par les communes suite à la diminution du taux d'imposition de 8.5% à 8%. Le montant de CHF 25.6 mios est articulé pour la période 2017-2018 (soit deux fois CHF 12.8 mios). Ce montant correspond à 1/16 du rendement de l'impôt sur le bénéfice (0.5% du taux d'imposition).
La question de la redistribution de ce fonds entre les communes reste ouverte. Etant donné qu'il s'agit d'une compensation au nom de l'impôt sur le bénéfice et que celle-ci est provisoire (pendant 2 ans), une répartition basée sur la diminution du rendement de l'impôt paraît être une solution appropriée. La base imposable n'étant pas modifiée : chaque commune reçoit une compensation correspondant à la différence entre ce qu'elle aurait perçu au taux d'imposition de 8.5% et ce qu'elle perçoit au taux de 8%. Bien entendu, la compensation est considérée comme du revenu de l'impôt sur le bénéfice dans le système péréquatif.
A cette problématique, il faut ajouter celle de la redistribution prévue par la Confédération aux cantons et aux communes, évaluée à CHF 33.8 mios par année pour ces dernières dès 2019. Trois possibilités sont envisagées : une redistribution en fonction de la diminution du rendement, en fonction du rendement ou par le biais de la péréquation. La première solution suppose une estimation de la baisse du rendement due à la RIE III pour toutes les communes, puis une redistribution proportionnelle à cette baisse. Ce système présente l'inconvénient majeur de figer une situation passée pour les années à venir et ainsi ne pas tenir compte du développement des collectivités publiques. Une redistribution en fonction du rendement est basée sur le revenu de l'impôt sur le bénéfice de chaque commune. Cette seconde possibilité revient à instaurer une politique pro-cyclique (plus le rendement est élevé, plus la commune bénéficie de la redistribution) et difficilement conciliable avec des mesures incitatives (si la commune a tout intérêt à augmenter le nombre de sociétés sur son territoire afin d'accroître le rendement des impôts et la redistribution, des mesures incitatives comme l'exemption provisoire des impôts seraient également doublement contre-productives. Ces deux solutions supposent également une complication supplémentaire au niveau de la prise en compte de ces revenus dans la péréquation financière intercommunale.
Considérant les changements structurels de la RIE III, il sera difficile dans dix ans de justifier une répartition de la redistribution de la Confédération basée sur une situation financière passée relative à un impôt donné. Dès lors, la troisième possibilité pourrait être une modification du système péréquatif de telle manière qu'il prenne en compte cette redistribution comme un élément de péréquation verticale (flux financiers de la Confédération/canton vers les communes, soit verticalement par rapport aux niveaux de gouvernement). La répartition se fait ainsi selon des critères de besoins/charges réels, car la diminution des recettes liées à l'impôt sur le bénéfice est de toute façon prise en considération dans l'évaluation de la capacité financière des communes pour la péréquation.
Et la péréquation financière intercommunale dans tout ça ?
Dans le cadre des débats sur la RIE III, la question des impacts sur le système péréquatif communal a plusieurs fois été soulevée. Il semblerait que la péréquation actuelle ne permette pas d'absorber une telle réforme sans être revisitée. Certes, elle joue son rôle de redistribution d'une partie des moyens financiers entre les communes, mais il n'est pas certain qu'elle atteigne l'ensemble des buts visés selon une certaine équité redistributive. De plus, une révision pour 2019 était également planifiée à l'agenda politique.
Dans le cas de cette réforme, la difficulté majeure de la péréquation réside dans le fait qu'elle fonctionne en vase clos : tout ce qui est redistribué aux communes doit être alimenté. Seulement, les critères de redistribution ne se fondent pas sur les moyens financiers à disposition, mais selon d'autres éléments comme le montant de la facture sociale, le nombre d'habitants (couche population), ou encore des dépenses effectives dans certains domaines (dépenses thématiques). Face à des redistributions qui augmentent constamment, la baisse des recettes et leur nouvelle répartition après la RIE III vont provoquer des flux financiers aux répercutions de plus en plus importantes dans les finances communales.
En guise de conclusion
La RIE III engendre des modifications substantielles en termes de finances publiques, qu'il s'agit d'accompagner en élaborant des réponses orientées vers l'avenir. Mais plus encore, les débats sur la question ont également révélé que ces solutions doivent être trouvées dans un partenariat Etat-communes constructif. Le Conseil d'Etat doit prendre en compte la position des communes et le contexte dans lequel elles évoluent.
Article écrit par :
Gianni Saitta - Conseiller en stratégie et gestion financières publiques - UCV